"La vie matérielle": à Bruxelles, douze femmes explorent la poétique du quotidien (French)

Guy Duplat, La Libre Belgique, December 8, 2021

Culture 

 

Douze femmes explorent la poétique du quotidien 

 

Art — Les artistes montrent "La Vie matérielle" de Duras à la Centrale. 

 

En 1987, Marguerite Duras, 73 ans alors, publiait La Vie matérielle, fruit d'entretiens où elle parlait “de tout et de rien comme chaque jour, au cours d'une journée comme les autres, banale”, sans s’attarder sur rien de particulier. Une mosaïque de textes avec “des allers et retours entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun”.  

 

La belle exposition qui s'ouvre à la Centrale à Bruxelles reprend ce titre et cette idée. Elle est née en Italie, où huit artistes femmes ont exposé au Palazzo Magnani en Émilie- Ramagne sous le commissariat de Marina Dacci.

 

Elle est apparue si féconde que Carine Fol, la directrice de la Centrale l'a invitée à Bruxelles et l'a enrichie avec des œuvres de quatre artistes femmes belges. 

Même si elle ne comprend que des artistes femmes, l'exposition ne veut pas être féministe, politique et combative, mais se montre poétique avec des oeuvres liant l'art et la vie matérielle quotidienne, utilisant par exemple souvent des matériaux humbles. L'exposition veut être comme un paysage sensible et hétérogène intimement lié à notre quotidien. 

 

Les douze artistes sont présentées par duos sur un thème qui pourrait les rapprocher. Prenons deux exemples très réussis. Léa Belooussovitch et Loredana Longo montrent des œuvres qualifiées ”d’esthétique de la destruction et de la reconstruction”. On connait le travail de la première qui part de photographies dramatiques de l’actualité (ici l’enterrement de morts du Covid en Inde). Par un long et patient travail aux crayons de couleurs, ici sur un grand feutre, elle transforme l’image en un paysage abstrait de halos colorés où l’esthétique entre en conflit avec l’image de départ devenue totalement floue. La Sicilienne de Milan Loredana Longo a collecté 1 200 bouteilles au rebut et les a cassées pour n’en garder que les goulots qu’elle assemble sur de longues tiges formant un rideau comme de forme végétales. La violence de la casse a conduit a une nouvelle réalité. 

 

Chewing-gums

Dans la première salle, on retrouve la doyenne de l’exposition, Arlette Vermeiren, née en 1937, longtemps directrice artistique du Centre de la tapisserie à Tournai. Glaneuse infatigable, faisant sans cesse des noeuds, elle montre un tableau fait de centaines de papiers de soie protégeant des oranges, récupérés sur des marchés et noués. Elle a fait de même avec des morceaux de tulles qu’elle noue avec des fils de plastique. 

Sur ce thème de l’usage des matériaux pauvres, elle est associée à Serena Fineschi, dont on voit, dès l’entrée, un grand monochrome doré à la manière des peintres siennois du XIVe siècle. En réalité, il est couvert de papiers dorés des emballages de chocolat Ferrero Rocher. Devant le tableau, elle a jeté sur le sol comme des confettis, qui sont en fait des chewing-gums colors mâchés par l’artiste. 

 

Souvent, les autres oeuvres présentées sont le fruit d’expériences intimes, sans doute plus fréquentes chez les artistes femmes et qui deviennent les matériaux de leurs oeuvres. Chiara Camoni part des découvertes qu’elle fait dans son jardin et en se promenant dans les bois. Ludovica Gioscia raconte, dans sa grande installation, le lien étroit qu’elle a avec son chat Arturo, jusqu’à collecter les poils qu’il perd et les intégrer dans son oeuvre. Claudia Losi évoque les métamorphoses constantes que la vie impose à son corps en gravant sur le marbre la silhouette presque invisible d’un papillon de nuit. Parmi les autres artistes, Gwendoline Robin a accroché aux murs une constellation de lunes de Jupiter.

 

Une exposition qui réhabilite le travail poétique, lent, à l’opposé de la frénésie de consommation et de vitesse. Un slow art qui parvient d’avantage à parler de nos existences éphémères. Marguerite Duras le disait dans La Vie Matérielle: Ce qui remplit le temps, c’est vraiment de le perdre”. Une affirmation en réalité, très politique.   

 

Guy Duplat 

 

“La Vie matérielle”, La Centrale, à Bruxelles, jusqu’au 13 mars 2022.